TRIBUNE DE M. Robert Beugré MAMBE, Ministre, Gouverneur du District Autonome d’Abidjan, Secrétaire Général de l’AIMF
A ce jour, la confiance repose sur des rapports rédigés par des ingénieurs ou des financiers. Ce sont eux qui analysent à travers les programmes des indicateurs qu’ils ont eux-mêmes élaborés. Nos sociétés, avec leurs organes industriels et financiers, s’appuient ainsi sur des indicateurs scientifiques, des datas contribuant à argumenter leurs affirmations. Toute production, proposition recevable, l’est à partir de dispositifs garantissant la rationalité de cette proposition. Pour déterminer si un modèle d’avion doit être certifié, il l’est par des ingénieurs connaissant les lois de la gravitation, de l’inertie, de la résistance des matériaux, de l’aérodynamique, etc. Cela est reproductible dans tous les programmes et projets de programmes que les bailleurs internationaux acceptent de financer dans les pays en développement. Tout est certifié par des diplômes, des jurys, des agences, des cabinets spécialisés, des experts-comptables. Nous y sommes soumis, car telle est la condition de la confiance et du crédit sans lesquels une société ne peut fonctionner.
Nous souhaiterions, à l’AIMF contribuer à l’identification d’indicateurs permettant de classer autrement les projets de coopération.
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Une économie de la coopération à repenser
Pour reprendre l’exemple très classique et actuel de l’avion, on remarque très facilement que tout n’est pas pris en compte sur l’évaluation d’un nouvel appareil. On ne tient pas compte de la thermodynamique au niveau du carburant. Il peut voler, mais, à moyen terme, il ne le devrait pas parce qu’il est consommateur à très haute dose de ses propres conditions de vol : le kérosène. Parce qu’il intoxique les humains. Il ne devrait pas voler en droit, même s’il peut voler en fait. C’est ce qu’aujourd’hui tout le monde sent. Et c’est pourquoi l’actuelle économie industrielle est vouée à l’échec : elle n’inspire plus confiance . Elle n’inspire plus confiance aussi parce que, dans des opérations concernant les services publics, les services essentiels, on privilégie la rentabilité financière en ignorant l’apport du projet à la paix sociale, au renforcement des liens entre les individus.
Nous devons donc rechercher de nouveaux processus de certification, de nouvelles modalités de comptabilité et donc de nouvelles règles de calculs de risque, de crédit, d’investissement et d’amortissement. Il faut repenser toute l’économie de la coopération sur cette nouvelle base. L’AIMF souhaiterait mettre en réseau le champ transdisciplinaire qui est ainsi requis en tenant compte de l’état d’extrême urgence et de le faire considérer comme innovation sociale.
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L’avenir se construit à partir des territoires
Cette réaction contre ce désordre ne pourra se faire qu’au niveau local, au niveau des territoires.
Pour cela, il faut travailler avec les acteurs des territoires à diverses échelles de localités, en impliquant, avec les habitants invités à s’engager dans le processus de recherche, associations, écoles, universités, organismes de recherche, investisseurs et administrations. La pandémie et le confinement ont provoqué un véritable effet de sidération. Il a fallu, en peu de jours, accepter la nouvelle réalité et s’y adapter au plus vite, malgré toutes les difficultés, les incertitudes, et les contradictions de la situation. Nous devions continuer plus que jamais à travailler pour développer les services essentiels, ceux de la santé, l’identification des prestataires de service, mais éviter tout risque de contamination à nos collaborateurs en leur permettant le plus possible de demeurer confinés à leur domicile…
Loin d’un fonctionnement pyramidal, c’est en comptant sur la responsabilité et la créativité de chacun que nous avons réussi à résoudre avec une rapidité étonnante l’ensemble des problèmes, très concrets, qui se posaient à nous : prise en compte en urgence des attentes collectives de nos membres, mise en œuvre des opérations, identification des prestataires. Progressivement, grâce à cette dynamique collective exceptionnelle, nous avons construit les outils et les solutions dont nous avions besoin pour survivre.
Bien sûr, il nous a fallu l’aide du numérique. L’AIMF s’y était engagée depuis plusieurs années afin que l’équipe du Secrétariat permanent puisse en tout temps et en tout lieu travailler sur sa base de données via son serveur. Nous avions commencé à organiser le travail à distance sur un mode beaucoup plus autonome. Mais, à l’orée de la crise sanitaire, seules les fonctions d’expertise et du Secrétariat permanent étaient équipées. Le présentiel était encore dominant dans le relationnel, la construction de plaidoyers et le suivi des programmes.
Cette crise aura donc constitué un formidable accélérateur de réduction de la fracture numérique au sein du réseau et aura permis aux Maires et aux collaborateurs locaux, qui étaient plus loin dans la chaîne de l’AIMF, de disposer d’un ordinateur portable et de travailler à distance de la même façon que les collaborateurs du Secrétariat permanent. La nécessité imposée par la crise a eu raison, en quelques jours, des freins bloquant depuis des années ce type de changement. Nous avions absolument besoin du travail de tous, pour surmonter le blocage physique et la protection face au virus. Nous devions donc pouvoir travailler à distance, de manière autonome, et nous devions faire confiance.
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Pour une architecture décentralisée des organismes de coopération internationale
La certitude de l’efficacité et de l’agilité puissante d’un management beaucoup plus horizontal a été reconnue et validée par la Présidence. La lutte contre la Covid a mis en responsabilité chacune et chacun. La diversité des solutions et leur adaptation, au plus proche du terrain, aux différentes situations locales ont été acceptées. Ces principes étaient déjà dans notre manière de faire, mais ils ont obtenu une reconnaissance emblématique en raison de l’efficacité de la réaction du réseau.
Dans cette logique de décentralisation des responsabilités, l’outil numérique a été évidemment indispensable. Il a permis de maintenir, sans faille, la fluidité de nos communications et de nos échanges. Sans ces outils numériques pendant la crise, sans cette manière de faire déjà actée dans notre Programmation stratégique, l’action concrète de notre réseau aurait été stoppée depuis mars 2020. Et cela, parce que nos collaborateurs pouvaient « disposer de toute la connaissance du monde dans la paume de sa main », comme le disait Michel Serres.
L’AIMF a franchi ces moments si particuliers alors que les modèles centralisateurs de masse auraient pu avoir raison d’elle, parce qu’elle est restée singulière dans le paysage des réseaux. Elle a continué à jouer la simplicité, la proximité, la relation humaine, presque familiale.
Cette démarche horizontale est générique mais, d’ores et déjà, nous devons annoncer qu’elle doit avoir des règles communes, qui donnent des libertés aux des singularités locales, permettant aux gens de s’approprier le processus et de produire de la valeur par cette appropriation. Ici, nous croyons à la force des territoires, à l’énergie décentralisée et à la capacité des acteurs à trouver localement les solutions concrètes dont ils ont besoin pour faire vivre leur collectivité, tout en respectant scrupuleusement les règles européennes et nationales de gestion des risques.
C’est la force de la proximité. Ces finesses sont peu visibles depuis le centre : l’œil local est nécessaire.